En Europe, les chaînes s’unissent pour conserver le contrôle des services sur les téléviseurs connectés

Les téléviseurs connectés sont une menace pour les chaînes qui devront partager l’écran avec d’autres acteurs. Ce sont les conditions de ce partage qu’elles entendent établir grâce à un front uni face aux grands acteurs d’Internet, mais également face aux constructeurs, afin d’être, demain, parmi les premiers éditeurs de services sur les téléviseurs connectés.

L’arrivée sur le marché des premiers téléviseurs connectés inquiète les chaînes françaises et européennes. Le signal a été donné le 24 avril 2010. TF1 diffusait ce jour là en direct, le spectacle de Gad Elmaleh, un programme qui constitue un atout pour les chaînes généralistes grand public face à l’émiettement des audiences et au piratage, lequel concerne d’abord les films et les séries. Mais TF1 n’avait pas acheté les droits pour la catch-up TV (télévision de rattrapage) de ce spectacle qu’elle n’a donc pas mis à disposition sur son site internet. Or, juste après le spectacle, celui-ci était disponible sur YouTube, après avoir été mis en ligne par un internaute qui l’avait filmé. Un téléviseur connecté avec le widget YouTube aurait donc permis de voir en télévision de rattrapage le spectacle de Gad Elmaleh sans qu’aucun droit n’ait été payé. A juste titre, les chaînes françaises se sont emparées de cette mésaventure pour rappeler qu’elles finançaient la création alors que les éditeurs de services sur Internet, qui diffusent désormais sur les téléviseurs connectés, n’étaient soumis à aucune obligation. Seuls les services de vidéo à la demande (VàD) générant plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires par an sont, depuis le 1er janvier 2011, soumis à l’obligation de contribution à la production audiovisuelle et cinématographique à hauteur de 15 % de leur chiffre d’affaires, soit 12 % pour des œuvres en langue française. Mais ces obligations ne concernent que les seuls services de VàD édités en France, donc ceux des chaînes françaises en priorité, et non ceux des acteurs mondiaux d’Internet.

Pour se défendre, les chaînes françaises ont donc opté pour une approche restreinte des possibilités offertes par les téléviseurs connectés en refusant la concurrence frontale avec les éditeurs de services. Il s’agit pour elles de ne pas être pénalisées par l’asymétrie qu’elles dénoncent entre le traitement réglementaire qui leur est appliqué et celui, beaucoup plus souple et peu contraignant, appliqué aux acteurs d’Internet. Leur point de vue est partagé non seulement par les télévisions européennes, mais aussi par les constructeurs de téléviseurs qui ne veulent pas se priver d’une nécessaire collaboration avec les éditeurs locaux de contenus, avec lesquels ils ont déjà conclu des accords (voir le n°14-15 de La revue européenne des médias, printemps-été 2010). Les chaînes françaises ont ainsi annoncé avoir signé, le 23 novembre 2010, une charte sur l’affichage des contenus et services associés à leurs programmes depuis des terminaux connectés. Cette charte réunit TF1, France Télévisions, M6, Canal+, ainsi que les chaînes de la TNT. Elle stipule que les éditeurs doivent conserver le contrôle du signal et décider des services et contenus qui s’affichent autour de leurs programmes. Elle demande notamment aux constructeurs de téléviseurs connectés de respecter cette obligation. Un précédent existait avant la signature de la charte : en octobre 2010, Samsung, qui dispose d’un accord avec TF1, avait accepté de retirer de ses téléviseurs commercialisés en Europe l’application Yahoo! Connected TV qui permettait d’afficher des widgets en surimpression des programmes diffusés par TF1. Pour TF1, ces widgets portaient atteinte a l’intégrité de son signal et constituaient une forme de parasitisme, Yahoo! exploitant l’audience de TF1 pour attirer vers lui des internautes.

Les chaînes françaises s’accordent également avec les fournisseurs d’accès à Internet pour leur réserver l’accès à leurs services de télévision de rattrapage directement depuis les téléviseurs raccordés aux box des opérateurs, plutôt que de laisser ces services en accès libre depuis le Web sur les téléviseurs connectés. Pour les chaînes, qui financent leur service de télévision de rattrapage avec la publicité, les accords avec les fournisseurs d’accès à Internet leur apportent une source supplémentaire de revenus, sous forme de redevance, estimée à quelques millions d’euros par an. Ainsi, la télévision de rattrapage est disponible depuis les Freebox pour les chaînes de M6, de France Télévisions et bientôt de TF1. Selon La Tribune, SFR n’a pas intégré de navigateur web dans sa nouvelle Neuf Box Evolution afin de se ménager la possibilité d’un accord sur la télévision de rattrapage avec France Télévisions. Les services de télévision de rattrapage de TF1 et de M6 seraient d’ailleurs bloqués sur le navigateur de la Freebox Revolution, l’objectif étant d’abord de ne pas créer de précédent pouvant laisser la voie libre à Google TV pour organiser la distribution des émissions des chaînes directement depuis son service.

En Europe, l’union sacrée est également de mise. Les chaînes françaises de France Télévisions, TF1 et M6 se sont associées aux chaînes allemandes AED, ZDF, RTL Pro7Sat.1 pour défendre la norme HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV, voir le n°16 de La revue européenne des médias, automne 2010), qui permet de rendre accessibles en mode broadcast (TNT, télévision numérique par satellite) en plus du seul mode connecté, les services des chaînes développés pour les téléviseurs connectés. Les chaînes françaises et allemandes sont soutenues dans leur démarche par les constructeurs (LG, Loewe, Philips, Samsung, Sony, Toshiba) qui y voient un moyen efficace de développer l’interopérabilité et donc une offre ouverte et élargie de services dans l’univers de la télévision connectée, sans avoir à dépendre d’accords spécifiques avec les chaînes. Pour ces dernières, ce nouveau standard, approuvé en juillet 2010 par l’ETSI (European Telecommunications Standards Institute), permet notamment de protéger l’intégrité de leur signal.

L’union des chaînes se traduit également par des accords portant sur la création de plates-formes communes pour la VàD afin de bloquer les velléités d’acteurs comme Apple, YouTube, Amazon et, demain, Hulu ou Netflix (voir infra). A vrai dire, le marché européen de la VàD est déjà la cible des grands acteurs américains : le 21 janvier 2011, Amazon a annoncé un accord avec Lovefilm, société britannique spécialisée dans la location de DVD et la VàD, sur le même modèle que Netflix. Amazon, qui détenait jusqu’alors 42 % du capital de Lovefilm, va racheter à terme la totalité du capital afin d’intégrer Lovefilm dans son périmètre, avec une stratégie de conquête du marché européen, Lovefilm étant présent au Royaume-Uni, mais également en Allemagne, en Suède, en Norvège et au Danemark, avec un total de 1,6 million de clients. Amazon devra toutefois compter avec les barrières à l’entrée que sont en train d’ériger les chaînes européennes sur le marché des télévisions connectées et de la VàD. Ainsi, en Allemagne, les groupes RTL et Pro7Sat.1 ont annoncé, le 6 août 2010, la création d’une plate-forme commune de télévision de rattrapage incluant les programmes des chaînes des deux groupes, accessibles depuis l’Allemagne et l’Autriche. Cette plate-forme est par ailleurs ouverte aux autres chaînes allemandes pour créer l’équivalent d’un Hulu en langue allemande. Au Royaume-Uni, la BBC, ITV et Channel 4, alliées aux opérateurs BT, Talk Talk et à la société Arqiva, ont de leur côté créé une société commune, YouView, pour déployer une plate-forme de télévision de rattrapage regroupant l’ensemble de leurs programmes. Cette plate-forme sera accessible sur un écran d’ordinateur, comme l’est Hulu, mais également sur un télé- viseur moyennant l’achat d’un décodeur dont le prix est estimé à environ 200 euros. Si cette initiative suscite l’opposition de BSkyB et de Virgin Media, qui y voient une concurrence nouvelle pour leurs chaînes payantes, elle concrétise en revanche le projet « Canvas » d’une offre unifiée de vidéo en ligne pour le Royaume-Uni. Parce que YouView repose sur une plate-forme technologique ouverte et apparaît sur un marché encore inexistant, l’Ofcom a décidé, le 19 octobre 2010, de ne pas lancer d’enquête pour atteinte à la concurrence, malgré la plainte de Virgin contre le consortium ainsi créé. En France, en l’absence de consensus entre les chaînes, les offres de télévision de rattrapage sur les téléviseurs connectés se font encore selon les accords passés entre les chaînes et les constructeurs. Ainsi, la télévision de rattrapage de TF1 est accessible depuis les téléviseurs connectés de la marque Samsung.

Sources :

  • « Premières querelles entre chaînes et acteurs du Net autour de la TV connectée », Delphine Cluny, Jamal Henni et Isabelle Repiton, La Tribune, 11 juin 2010.
  • « Les télés dénoncent la concurrence d’Internet », Paule Gonzalès, Le Figaro, 11 juin 2010.
  • « RTL Group et ProSiebenSat.1 s’allient sur Internet », G.P., Les Echos, 9 août 2010.
  • « Union sacrée autour de la télévision connectée », Marc Cherki, Le Figaro, 30 août 2010.
  • « Les chaînes hertziennes britanniques lancent une télé sur Internet », Eric Albert, La Tribune, 20 septembre 2010.
  • « No investigation into Project Canvas », Ofcom, October 19, 2010
  • « Vidéo à la demande : le décret fixant les obligations des plates- formes a été publié », Les Echos, 15 novembre 2010.
  • « Les chaînes françaises protègent leur pré carré sur la TV connectée », Isabelle Repiton, La Tribune, 24 novembre 2011.
  • « Les fabricants TV misent sur la vidéo en ligne », M.AT et N.S., Les Echos, 10 décembre 2010.
  • « La télévision connectée menace le PAF », Enguérand Renault, Paule Gonzalès, Le Figaro, 3 janvier 2011.
  • « Les chaînes de télévision veulent contrôler leur catch-up », Jamal Henni, La Tribune, 7 janvier 2011.
  • « Amazon revient sur le marché européen de la location de DVD et la VoD », A. Bo., Les Echos, 24 janvier 2011.

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