2012, les surprises d’une campagne hypermédiatisée

Au lendemain d’une élection présidentielle, il est difficile d’échapper à cette double question : quel a été le rôle des médias ? Ont-ils fait ce qu’ils devaient faire, afin d’éclairer l’opinion sur les enjeux principaux du scrutin ?

L’élection présidentielle française de 2012, au lendemain du 6 mai, n’échappe pas à la règle. Les réponses, à l’exception de celles apportées dans la précipitation par des journalistes ou des politologues militants et aventureux, ne sont pas aussi tranchées que notre volonté d’être rassurés le voudrait, ni aussi convaincantes, sans nul doute, que le réclame notre secret désir de corroborer nos préjugés ou nos préférences.

Twitter et les autres

Le constat pourtant s’impose, modeste mais difficilement contestable : c’est à l’occasion de cette campagne de 2012 que les médias sociaux sont entrés en politique, avec Twitter comme chef de file. Certes, ils n’en étaient pas à leur coup d’essai : les primaires du parti socialiste avaient déjà précipité le rapprochement des rédactions « papier » et « web » de grands journaux comme Le Monde, Le Figaro ou Le Parisien. Les quotidiens avaient même saisi cette occasion pour ouvrir des sites entièrement dédiés à l’événement politique. Mais la campagne présidentielle de 2012 a permis aux réseaux sociaux de franchir une étape décisive en changeant de cap. Avec eux, Internet n’est plus seulement un moyen d’information complémentaire ou supplémentaire, il est devenu un outil de conversation, entre les internautes eux- mêmes, à l’évidence, mais plus sûrement encore et plus efficacement sans doute, entre les internautes et les journalistes eux-mêmes. Les réseaux sociaux n’ont pas seulement permis d’échanger et de partager des photos, des vidéos ou des analyses relatives à la campagne ; ils ont surtout fait surgir, pour la première fois, des commentaires à chaud, en même temps que des questions et des interprétations auxquelles ni les uns ni les autres, journalistes ou internautes, n’auraient songé autrement.

La floraison de ces gazouillis de campagne marque un changement dont on n’a pas fini de mesurer l’impact. En 2002, Internet en était encore à ses balbutiements : on y déposait, comme une lettre à la poste, les différents documents de la campagne. En 2007, les blogs et les sites de la Toile avaient reçu leurs lettres de noblesse, faisant d’eux des moyens d’information à part entière. En 2012, Twitter est devenu un vaste forum, où les deux ou trois millions d’internautes français, titulaires d’un compte, échangèrent en direct leurs impressions à la moindre occasion, jusqu’à près de 250 000 tweets pendant le débat organisé à la télévision entre les deux finalistes, le mercredi qui précéda le second tour. Complémentaires des blogs et des sites d’information, les réseaux sociaux constituent désormais le prolongement naturel et indispensable des médias traditionnels, les ténors de la presse imprimée, de la radio et de la télévision. Ils ne pourront plus, désormais, se passer les uns des autres. Les grands médias continueront de propager une information d’actualité politique à coups d’articles pour les journaux, d’interviews pour la radio, ou de débats pour la télévision, tandis que, dans le même temps, les médias nés avec Internet et le numérique offriront une actualité en ligne, permanente, réactive, interactive et inventive. L’arrivée annoncée de la télévision connectée à Internet – celle qui donne accès, par un même écran, à la Toile, à la télévision et à diverses applications – laisse augurer une complémentarité accrue et probablement plus féconde entre, d’un côté, une information sur l’actualité avec les médias du XIXe ou du XXe siècle et, de l’autre côté, une information en ligne, née avec les médias des premières années du XXIe siècle.

Le fact-checking (la vérification des faits, voir REM n°20, p.52) est né, en 2008, de cette alliance attendue et parfois redoutée entre les anciens et les nouveaux médias d’information. Expérimentée par les grands médias américains, et en France par le quotidien Libération, cette technique journalistique a été adoptée pour la première fois de façon systématique à l’occasion de la campagne de 2012. Elle permet de confronter les déclarations des candidats à leurs prises de positions antérieures, de vérifier la réalité des faits et des chiffres qui sont avancés en même temps que la riposte éventuelle du camp politique adverse. Fruit du partenariat entre le site d’information Owni et la chaîne d’information i>Télé, le « véritomètre » est ainsi devenu une sorte de détecteur des mensonges ou des contradictions, un outil emblématique au service d’un journalisme plus exigeant.

Les chaînes d’information continue

Twitter et consorts n’ont pas été les seuls à tenir la vedette tout au long de la campagne présidentielle de 2012. A leurs côtés figurent également, au même rang, les chaînes d’information continue, notamment les deux gratuites BFM TV et i>Télé, dopées de surcroît par l’extension de la TNT. Pour la première fois, elles sont devenues un lieu de passage obligé pour les candidats, pressés de suivre les conseils de leurs « communicants » et de leurs spin doctors, pareillement convaincus de l’impact de ces chaînes sur les prescripteurs d’opinion. Elles ont ensuite, comme jamais auparavant, retransmis en direct et en intégralité, les meetings politiques auxquels ils ont donné une nouvelle jeunesse ; mieux que les autres médias, les chaînes d’information ont ainsi fait d’Internet le prolongement ou le complément naturel de leurs programmes d’information. Enfin et surtout, elles ont multiplié les tables rondes et les débats, bien plus qu’elles l’avaient jamais fait pour une campagne électorale.

En cette occurrence à leurs yeux providentielle, elles ont toujours été « là où ça se passe », répondant ainsi à ce que l’on attend plus particulièrement d’elles.

Les médias sociaux et les chaînes d’information ont été en première ligne, occupant une place inédite et inexpugnable dans la communication politique des candidats, dans celle notamment des deux finalistes avant le second tour. Par comparaison, les radios généralistes ont donné l’impression de suivre plutôt que de précéder, donnant lieu moins souvent qu’à l’accoutumée à des reprises de la part des autres médias. Mais les grands perdants, dans cette compétition, ce sont les quotidiens nationaux dans leur version imprimée. Contrairement à 2007, les ventes n’ont guère augmenté les trois premiers mois de l’année 2012. La diffusion a été la même que l’année précédente, pour Le Figaro, Libération, Les Echos et Le Monde ; seul Le Parisien Aujourd’hui en France a augmenté de 3,5% pendant cette période, mais le quotidien a bénéficié de l’arrêt définitif de la version imprimée de France Soir. Et les lecteurs occasionnels, au lendemain du débat télévisé ou après les résultats, ont été moins nombreux en 2012 qu’en 2007 : entre + 35 % pour Les Echos et + 137 % pour Libération au lendemain du premier tour seulement, contre 150 % pour tous les nationaux en 2007. En revanche, les sites de ces mêmes journaux ont enregistré des records d’audience, le nombre de visiteurs uniques ayant plus que doublé pendant les deux soirées pour Les Echos, Le Monde et Le Figaro. Tout s’est passé comme si les journaux quotidiens et la radio avaient été contraints de céder du terrain devant les nouveaux entrants, les médias sociaux et les chaînes d’information.

Le magistère des généralistes

Les grandes chaînes généralistes n’ont pourtant rien perdu de leur magistère. Certes, elles ne sont plus les seules sur le terrain de l’information d’actualité et de la communication politique. Mais elles conservent, aujourd’hui comme hier, pour la présidentielle française de 2012 comme pour les dernières semaines précédant l’élection de Barack Obama en novembre 2008, sinon une influence décisive pour les élections, du moins un prestige inentamé à leurs yeux comme à ceux des personnalités politiques. Les chaînes « historiques » n’ont toujours pas cessé d’être des ténors parmi les médias où les ténors de la politique se doivent de passer, pour acquérir ou pour accroître leur notoriété ou pour affermir, chemin faisant, leur crédibilité. Colosses aux pieds d’argile, les deux chaînes généralistes françaises n’en sont pas moins, aujourd’hui comme hier, et probablement pour longtemps encore, des puissances impériales parmi les médias. Cadenassées par des réglementations obsolètes – l’égalité absolue des temps de parole imposé pendant cinq semaines plutôt que deux, interdiction de rendre publiques les estimations sorties de l’urne avant 20 heures, conformément à une loi de 1977 –, concurrencées de toutes parts et de façons très diverses, elles continuent d’exercer une sorte de magistère ultime, ne serait-ce qu’en raison de la fascination qu’elles inspirent à tous, et plus encore de l’influence que bien souvent on ne cesse de leur prêter.

Jamais auparavant les médias n’auront été aussi nombreux et divers à prétendre informer nos concitoyens. Jamais comme en 2012, ils s’étaient livrés à une compétition aussi rude afin de retenir leur attention et de répondre à ce qu’ils croyaient être leurs demandes, explicites ou implicites. Et aucun média, qu’il soit ancien ou nouveau, ne peut plus prétendre, désormais, « faire » à lui seul une élection.

Il avait fallu quelques mois avant d’admettre, après novembre 1960, que la télévision, seule, n’avait pas permis à John Kennedy d’accéder à la présidence des Etats-Unis, quelques semaines pour admettre, après novembre 2008, qu’Internet, dans l’élection de Barack Obama, n’avait pas joué le rôle que l’on croyait. Force est bien de reconnaître aujourd’hui, contre les augures, que l’élection française de 2012 ne s’est jouée ni sur Internet, ni sur les chaînes d’information continue, quelles qu’aient été par ailleurs les avancées inédites et spectaculaires de celles-ci comme de celui-là.

Les gazouillis en question

Le constat appelle la question : la concurrence entre les médias a-t-elle contribué à mieux éclairer nos concitoyens, à hiérarchiser les principaux enjeux de la campagne, à apporter sur chacun d’eux des analyses aussi complètes et exhaustives que possible ? A ne pas soustraire du débat, en d’autres termes, des sujets importants que les candidats ne souhaitaient évidemment pas aborder ? Dans quelle mesure les réseaux sociaux et les chaînes d’information ont-ils contribué à « cadrer » le débat et à l’enrichir par des analyses et des commentaires ? La concurrence, à n’en pas douter, n’a pas diminué l’intérêt pour la politique, bien au contraire, si l’on consent du moins à mesurer celui-ci à l’aune des chiffres d’audience des télévisions et de la participation aux deux tours de l’élection. Les conversations sur ces formes que sont devenus les réseaux sociaux n’ont pourtant pas eu toutes les vertus qu’on en attendait. Loin de contribuer à déterminer l’agenda de la campagne, à enrichir le débat sur les enjeux ainsi tenus pour cruciaux, ces conversations ont trop souvent propagé des rumeurs, des ragots, bientôt relayés par les chaînes d’information, elles- mêmes suivies, aveuglément, par les ténors de la presse et de l’audiovisuel, au point de créer un climat d’opinion favorable pareillement à la démagogie et au populisme. Que dire du sarko-bashing (dénigrement) pratiqué sur Internet par les opposants au Président sortant ? Et, dans le camp d’en face, de cette parodie de la page Facebook de son adversaire sur « le fabuleux destin de François Hollande » avec, en gros plan, la photo d’un Flanby, rappelant le surnom dont ses rivaux l’avaient affublé quand il était secrétaire général du Parti socialiste ?

Cette humeur médiatico-politique, apanage jusque-là d’un public averti, avisé et politisé, s’est répandue jusqu’à atteindre, par la voie des grands médias, des audiences peu préparées à mesurer les limites et les dangers de semblables calomnies. A vouloir à tout prix ne rien manquer, les autres médias, pressés de suivre les réseaux sociaux, se sont autorisés des facilités qu’ils auraient dû, assurément, s’interdire, s’attardant sur des événements dérisoires et sur de vaines caricatures. Non seulement les médias n’ont pas su jouer chacun de ses propres atouts, ce qui leur aurait permis de mieux se distinguer les uns des autres, mais ils ont été entraînés dans une sorte d’emballement ou de surenchère par rapport aux réseaux sociaux : trop souvent l’impression a pris ainsi le pas sur la réflexion, les personnalités sur les programmes, l’anecdotique sur l’important. Les passions mauvaises, très souvent, ont primé plutôt que les discussions argumentées. La saine controverse ne prévalut pas toujours contre les allégations médiocres.

Une campagne « frivole »

Il est sans doute injuste de reprocher à certains médias d’information leur partialité, leur manque d’objectivité. Ce serait oublier que la presse nationale, en France, est le plus souvent une presse d’opinion, que ses représentants sont nombreux, par conséquent, à revendiquer le droit à la subjectivité, pour ne pas dire l’esprit partisan. Comment peut-on reprocher à ces quotidiens d’opinion, alors que la bipolarisation politique est poussée à son paroxysme, de se rapprocher des partis dont ils sont les plus proches dans les périodes de moindre mobilisation ? Peut- on pareillement accuser les grands médias d’information qui se disent et qui se veulent indépendants de ne pas garder leurs distances vis-à-vis des uns ou des autres, sans oublier qu’il est toujours difficile, voire impossible à quiconque, de se déprendre de l’impression que celui qui bénéficie de ses faveurs est moins bien traité que son adversaire ?

Il est difficilement contestable, en revanche, que les ténors, parmi les grands médias d’information, à de notables exceptions près, n’ont pas assez souvent élevé le débat au-dessus de la calomnie, de l’invective et de l’incantation. Pouvait-il en être autrement, alors que moins d’un tiers des électeurs, en 2012, pensaient que les politiques étaient capables de changer le cours des choses, contre plus de la moitié en 2007 ? Sans doute faut-il trouver la raison pour laquelle le sentiment s’est répandu, au lendemain de l’élection, que la campagne jugée « frivole », selon plusieurs journaux anglo-saxons, ordinairement il est vrai peu complaisants à notre endroit, n’ait guère fait qu’effleurer les remèdes aux difficultés du moment : la cohésion nationale, la désindustrialisation, la place et le rôle de la France en Europe et dans le monde…., remèdes dont l’adoption, sans céder au populisme ou à la démagogie, influerait grandement sur notre avenir commun. N’est-ce pas encore le signe que nos mœurs politiques sont toujours « celles de l’esquive », selon le diagnostic d’Ezra Suleiman, professeur de science politique à Princeton, francophile et observateur avisé de la société française ?

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