Numérisation des livres indisponibles

Promulguée le 1er mars 2012, la loi relative à l’exploitation des livres indisponibles du XXe siècle devrait rendre accessibles sous forme numérique quelque 500 000 œuvres littéraires non rééditées. Un collectif d’auteurs s’insurge contre ce qu’il considère être une violation du droit de la propriété intellectuelle.

En France, la législation prévoit que les œuvres ne peuvent tomber dans le domaine public qu’au terme d’une période de soixante-dix ans après le décès de leur auteur. Or, une partie importante du patrimoine littéraire français, estimée à environ 500 000 ou 700 000 titres du catalogue du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France (BnF), ne se trouve plus que dans les bibliothèques. C’est ce que l’on appelle la « zone grise », celle qui rassemble tous les ouvrages disparus du marché, ceux qui ne sont plus exploités commercialement par une maison d’édition, quoique soumis encore au droit d’auteur. Entrent dans cette catégorie les œuvres dites orphelines, sans ayants droit connus à ce jour.

D’après la nouvelle loi de mars 2012 modifiant le code de la propriété intellectuelle, la BnF se voit confier la mission de recenser les œuvres indisponibles publiées avant le 1er janvier 2001, afin de créer une base de données publique en accès libre et gratuite. La BnF prend également en charge la numérisation des livres sélectionnés qui sera financée par le grand emprunt pour un montant évalué à 30 millions d’euros pour environ 500 000 titres. Concernant la commercialisation de ces œuvres, le texte de loi prévoit un mécanisme de gestion collective des droits d’auteur, confié à une société de perception et de répartition des droits (SPRD), sur le modèle de la Sofia pour le droit de prêt en bibliothèque et le CFC pour la rémunération de la copie privée. Chargée de gérer l’exploitation numérique des œuvres indisponibles, la SPRD propose à l’éditeur détenteur des droits d’exploitation pour l’édition imprimée une autorisation exclusive de reproduction et de représentation sous forme numérique, pour une durée de dix ans tacitement renouvelable. L’éditeur est tenu d’exploiter le livre concerné dans un délai de trois ans. A défaut de réponse de l’éditeur dans les deux mois ou à la suite de son refus, la SPRD pourra confier l’exploitation des droits numériques de l’œuvre concernée à un autre éditeur, ou même à plusieurs éditeurs, pour cinq ans, renouvelables.

La SPRD assurera la répartition des droits récoltés à égalité entre les éditeurs et les auteurs. Néanmoins, les auteurs et les éditeurs disposent d’un délai de six mois après la date d’inscription de leurs œuvres dans la base de données publique pour refuser d’adhérer à ce système de gestion des droits d’auteur. En outre, les sommes perçues de l’exploitation des œuvres indisponibles n’ayant pu être reversées par la SPRD, faute d’ayants droit identifiés, seront utilisées à des actions de promotion de la création. Enfin, la loi stipule que, sauf interdiction émanant d’un ayant droit d’une œuvre sous forme imprimée, les bibliothèques sont autorisées à diffuser gratuitement les fichiers numériques des livres indisponibles qui constituent leur fonds dix ans après la première autorisation d’exploitation numérique.

Le ministère de la culture, le commissariat général à l’investissement, la Bibliothèque nationale de France, le Syndicat national de l’édition (SNE) et la Société des gens de lettres (SGDL) s’étaient mis d’accord, il y a un an, sur la réalisation de ce projet de numérisation des œuvres indisponibles en signant un accord cadre le 1er février 2011 (voir REM n°17, p.15). Entérinant cet accord, la loi promulguée en mars 2012 (votée le 22 février 2012) a fait l’objet d’un consensus au Parlement. Le SNE se félicite que la France règle ainsi la question des œuvres oubliées. Pour le ministre de la culture, le mécanisme mis en place démontre que la diffusion des œuvres sur Internet peut se faire dans le respect du droit d’auteur et sans contrefaçon. Représentant les écrivains, la SGDL, quant à elle, approuve le mécanisme qui réserve aux auteurs la possibilité de demander le retrait de leurs ouvrages du programme de numérisation, dans un délai de six mois, à compter de la date de leur inscription dans la base de données établie par la BnF.

En revanche, un collectif baptisé Le Droit du Serf rassemblant quelque 800 auteurs et ayants droit a lancé, lors de la discussion du texte au Parlement, une pétition intitulée « Le droit d’auteur doit rester inaliénable » qui dénombre plus de 3 200 signatures en mai 2012. Il condamne le caractère automatique de l’inscription des œuvres dans la base de données établie par la BnF considérant que la loi porte ainsi atteinte à l’inaliénabilité du droit moral. Selon ses opposants, la loi ne distingue pas l’œuvre de l’esprit de son exploitation commerciale. Ils craignent ainsi que « le droit d’éditeur ne se substitue totalement à celui d’auteur », en accordant à un éditeur une rétribution sur les droits numériques d’une œuvre dont il a délibérément cessé l’exploitation commerciale, sous quelle que forme que ce soit. La SGDL affirme que la loi prévoit que l’auteur garde la possibilité de sortir du système de gestion collective à tout moment s’il juge que la publication numérique de son œuvre « nuit à son honneur ou à sa réputation », sans que ce droit puisse donner lieu à une indemnisation de sa part. Le SNE rétorque, quant à lui, que les éditeurs, contrairement aux auteurs, ne peuvent refuser ou quitter le système de gestion collective des droits que s’ils s’engagent à exploiter de nouveau l’œuvre, au format papier ou numérique dans les deux ans. A défaut du respect de cet engagement, l’œuvre concernée sera réintégrée dans le programme de numérisation.

Alors que le texte de loi français est consacré aux œuvres indisponibles dans leur ensemble, seul un article fait référence aux œuvres orphelines pour en apporter une définition. Tandis que les réflexions en cours à Bruxelles portent plus particulièrement sur le recensement de ces œuvres oubliées et leur mise à disposition du plus grand nombre, notamment dans les bibliothèques, les portails internet culturels et autres institutions. Afin de poursuivre les grands projets de numérisation du patrimoine culturel européen, notamment l’enrichissement du portail Europeana (voir REM n°9, p.30), la Commission européenne a adopté le 24 mai 2011 une proposition de directive sur les conditions d’utilisation des œuvres orphelines afin de permettre leur numérisation et leur accessibilité en ligne.

Ce texte rappelle que « les auteurs bénéficiant d’un droit exclusif de reproduction et de mise à la disposition du public de leurs œuvres, en vertu de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, le consentement préalable de l’auteur est requis pour la numérisation et la mise à disposition d’une œuvre ». En théorie donc, si le titulaire du droit d’auteur n’est pas retrouvé pour autoriser l’exploitation de l’œuvre, toute personne ou organisation qui en produit une version numérique peut être poursuivie devant un tribunal. Néanmoins, la Commission européenne définit les conditions selon lesquelles une œuvre peut être considérée comme orpheline, notamment grâce à « une recherche diligente et raisonnable […] effectuée de bonne foi pour retrouver son auteur ». Si le titulaire du droit ne peut être identifié, l’œuvre reconnue alors comme orpheline peut être mise en ligne sans autorisation préalable, du moins tant que son auteur demeure inconnu. La Commission européenne appelle donc les institutions à respecter le principe de l’opt-in avant de numériser les œuvres, c’est-à-dire à obtenir l’autorisation préalable des ayants droit.

Dans le même esprit, un protocole d’accord européen a été signé le 20 septembre 2011 entre les fédérations de bibliothèques, d’auteurs et d’éditeurs européens portant sur la numérisation et la mise en ligne des œuvres qui ne sont plus commercialisées. Dans le respect des droits d’auteur, cet accord reconnaît notamment que la décision de numériser et de mettre à disposition une œuvre épuisée devrait toujours appartenir en premier lieu aux détenteurs de droits. Tout en laissant la liberté a posteriori aux titulaires de droits d’accepter ou de refuser la numérisation de leurs œuvres, la France a, quant à elle, choisi un dispositif basé sur le retrait plutôt que sur la permission préalable.

La polémique soulevée par la loi du 1er mars 2012 au sujet de l’absence d’accord exprès des ayants droit n’est pas sans rappeler la condamnation unanime des éditeurs français au regard de la pratique d’opt-out du moteur de recherche américain Google, consistant à mettre en ligne leurs ouvrages sans autorisation préalable. L’affaire avait été portée en France devant les tribunaux condamnant Google pour contrefaçon de droits d’auteurs en 2009 -méthode également dénoncée par la justice américaine en mai 2011- avant que les éditeurs ne se résolvent finalement à trouver un terrain d’entente avec le géant américain d’Internet sur la numérisation et la commercialisation des livres épuisés (voir REM n°17, p.15 ; n°18-19, p.10 ; n°20, p.4). Paradoxalement, la loi du 1er mars 2012 apparaît comme la réponse des éditeurs français au lancement imminent dans l’Hexagone de la librairie en ligne de Google, qui a déjà numérisé plus de 15 millions d’ouvrages (voir REM n°14-15, p. 38).

Sources :

  • « Analyse de la loi sur la numérisation des livres indisponibles du XXe siècle », Société des gens de lettres, sgdl.org
  • « Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines », Commission européenne, Bruxelles, ec.europa.eu, 24 mai 2011.
  • « Droits d’auteur : la Commission aide à conclure un accord visant à rééditer un plus grand nombre de livres épuisés », communiqué de presse, IP/11/1055, Commission européenne, ec.europa.eu, 20 septembre 2011.
  • « Le Parlement autorise la numérisation de livres indisponibles du XXe siècle », AFP, TV5.org, 23 février 2012.
  • « Nouvelle jeunesse pour 500 000 livres épuisés mais pas encore libres de droits », A.F., Les Echos, 23 février 2012.
  • « Cinq choses à savoir sur la numérisation des œuvres indisponibles », Guillaume Sbalchiero, lexpress.fr, 23 février 2012.
  • « Loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle », Journal officiel du 2 mars 2012, journal-officiel.gouv.fr
  • « La loi sur les œuvres indisponibles  » bafoue le droit d’auteur « , selon un collectif », AFP, TV5.org, 4 mai 2012.

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