Responsabilité d’un portail d’actualités du fait de commentaires d’internautes

CEDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, Delfi c. Estonie, n° 64569/09

Dans un arrêt du 16 juin 2015, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) valide la condamnation d’un portail d’actualités pour certains commentaires postés par des internautes. Elle estime qu’il n’y a pas eu, de ce fait, violation du principe de liberté d’expression consacré par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Se référant pourtant aussi bien aux dispositions de la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 (dite « commerce électronique »), adoptée au sein de l’Union européenne, qu’à la législation estonienne qui, de manière concordante, énoncent un principe de responsabilité conditionnelle ou limitée des prestataires techniques des services de communication au public en ligne, la Cour entretient la confusion entre la fonction d’éditeur et celle de prestataire technique. Elle retient alors la responsabilité dudit « portail ».

La compréhension et l’appréciation de la présente décision conduisent à faire brièvement rappel des textes en vigueur, avant, en l’occurrence, d’en considérer l’application.

Textes en vigueur

Tant les textes européens que les textes nationaux énoncent, au nom des garanties de la liberté d’expression, le principe d’une responsabilité conditionnelle ou limitée des prestataires techniques de l’internet.

Texte européen

Le texte européen fondamental est, en la matière, la directive du 8 juin 2000. C’est à elle que, bien que relevant de l’autre organisation européenne, se réfère ici la CEDH.

Pour justifier le régime de responsabilité conditionnelle ou limitée qu’elle fonde, la directive énonce que « les dérogations en matière de responsabilité prévues » par elle « ne couvrent que les cas où l’activité du prestataire de services […] est limitée au processus technique d’exploitation et de fourniture d’un accès à un réseau de communication sur lequel les informations fournies par des tiers sont transmises ou stockées temporairement, dans le seul but d’améliorer l’efficacité de la transmission ». Il faut, pour cela, que cette activité revête « un caractère purement technique, automatique et passif, qui implique que le prestataire de services […] n’a pas la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées ».

En application de ce principe, s’agissant des activités d’« hébergement », l’article 14 de cette directive dispose que « les Etats membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire [utilisateur] du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites […] ou [que] le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celle-ci impossible ».

Ces principes doivent être « transposés » par les législations nationales qui doivent s’y conformer.

Textes nationaux

Comme la loi française du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN », la loi estonienne, en cause en cette affaire, énonce que, « en cas de fourniture d’un service consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire du service n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition qu’il n’ait pas effectivement connaissance de la teneur de l’information » ou « qu’il agisse promptement dès qu’il prend connaissance ou conscience de tels faits pour retirer ou bloquer le contenu concerné ».

Est-ce une exacte application de ces dispositions qui a été faite en l’espèce ?

Application en l’espèce

De ces textes, il convient de considérer pareillement l’application nationale et l’application européenne retenant la responsabilité du portail.

Application nationale

Dans la présente affaire, les juridictions estoniennes ont considéré que les activités du service, lorsqu’il publie les commentaires des internautes, ne revêtent « pas un caractère purement technique, automatique et passif » ; que son objectif « n’est pas simplement la prestation d’un service d’intermédiaire » ; qu’il « a intégré la zone de commentaires dans son portail d’actualités, invitant les visiteurs du site à enrichir les actualités de leurs propres jugements et opinions » ; qu’il « appelle activement les internautes à commenter les actualités » ; que ses « revenus tirés des publicités » dépendent du nombre de commentaires et de visites ; que « la publication de commentaires représente », pour lui, « un intérêt économique » ; que le fait qu’il ne les rédige pas lui-même ne signifie pas qu’il « n’ait pas de contrôle sur la zone des commentaires » ; qu’il « fixe les règles auxquelles cette zone est soumise » ; qu’il peut « choisir quels commentaires seront publiés et lesquels ne le seront pas ». Les juridictions estoniennes en ont conclu que « les circonstances excluant la responsabilité énoncées » par la loi nationale « ne s’appliquent pas ».

Confirmant cette analyse, c’est dans le même sens que statue la Cour européenne.

Application européenne

En cette affaire, la société estonienne en cause faisait valoir que, s’agissant du « contenu généré par les internautes », il suffit, pour échapper à la mise en jeu de sa responsabilité, que « l’hébergeur retire promptement le contenu illicite dès lors qu’il a connaissance de son illicéité ». Dans le cas contraire, on aboutirait « à ce que l’intermédiaire, qui se trouverait incité à pécher par excès de prudence afin de ne pas risquer de voir sa responsabilité engagée, impose des restrictions arbitraires à la liberté d’expression des commentateurs ».

Pour la Cour européenne, il convient de laisser la possibilité, pour les personnes qui s’estiment lésées, « d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif », face notamment à l’anonymat des auteurs des messages. Elle relève que les juridictions estoniennes ont considéré que, « en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels ». Elle ne voit pas « de raison de remettre en question la distinction établie par les juges » estoniens. Elle considère que « l’affaire concerne les « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 de la Convention, qui incombent aux portails d’actualités sur internet lorsqu’ils fournissent, à des fins commerciales, une plate-forme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées ». Elle relève la différence de vues entre la requérante, qui « estime qu’elle devrait être qualifiée d’intermédiaire pour ce qui est des commentaires déposés par des tiers », et les autorités nationales qui pensent « qu’elle doit être considérée comme un éditeur de médias ». Elle conclut que les juridictions estoniennes ont « suffisamment établi que le rôle joué par la société requérante dans la publication des commentaires relatifs à ses articles paraissant sur le portail d’actualités […] avait dépassé celui d’un prestataire passif de services purement techniques ». Bien que – sinon parce que – un certain nombre de mesures de surveillance et de contrôle des commentaires aient été mises en œuvre dans ce cas particulier, la CEDH estime que « les Etats contractants peuvent être fondés à juger des portails d’actualités sur internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas des mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication ». Elle juge que « la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants » et, en conséquence, qu’« il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ».

Est-ce parce que, comme elle le relève elle-même, « c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution » que la CEDH valide la condamnation prononcée à l’encontre d’un tel portail d’actualités ? Compte tenu de la rapide évolution des techniques de communication et de leurs usages, sans doute conviendrait-il de mieux identifier les fonctions exercées par chacun et d’y adapter les textes relatifs à la détermination des personnes responsables des messages ainsi diffusés.

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