Production audiovisuelle : TF1 franchit le Rubicon avec Newen

En s’emparant de Newen, TF1 diversifie ses activités et amorce l’intégration entre chaînes et producteurs en France, anticipant probablement une révision des décrets Tasca. L’accord trouvé entre France Télévisions et les producteurs sur les obligations allégées de production indépendante va de ce sens.

Réuni le 28 octobre 2015, le conseil d’administration du groupe TF1 pouvait laisser penser que le renouveau stratégique était à venir en se prononçant en faveur de Gilles Pélisson pour remplacer Nonce Paolini à la tête du groupe. L’heure était effectivement au bilan, après un mandat qui, de 2008 à début 2016, aura été pour Nonce Paolini celui de la défense du statut de leader de TF1 dans un contexte où tout, mécaniquement, devait conduire à affaiblir la première chaîne d’Europe en audience.

En effet, en 2008, à son arrivée, Nonce Paolini récupère une chaîne, TF1, forte encore de 27 % de part d’audience, mais qui doit faire face à la concurrence nouvelle des chaînes de la TNT depuis 2005. Or, sur ce nouveau vecteur de diffusion, Canal+ est déjà présente, mais aussi France Télévisions et M6, les deux concurrents principaux de TF1. En revanche, la première chaîne ne s’est pas positionnée sur la TNT, quand pourtant l’émiettement annoncé des audiences de la télévision impose de plus en plus de proposer aux annonceurs une offre groupée entre plusieurs chaînes.

En 2009, Nonce Paolini fait entrer le groupe TF1 dans la TNT en rachetant les chaînes du groupe AB, TMC et NT1. Pour l’élargissement de 2012, le groupe obtiendra cette fois-ci une nouvelle fréquence avec HD1.En additionnant désormais toutes les audiences des chaînes, le groupe TF1 pouvait ainsi encore revendiquer 27,9 % de part d’audience en septembre 2015, alors même que la chaîne TF1 s’approchait de son point le plus bas, à 21,4 % de part d’audience. Il faudra ajouter demain les audiences futures de LCI, une fois celle-ci passée en clair.

Mais ce maintien de la part d’audience du groupe TF1 s’est fait dans un contexte douloureux. En effet, il aura fallu additionner l’audience de quatre chaînes (TF1, TMC, NT1, HD1), donc financer le coût de leur grille, sans recettes supplémentaires, le chiffre d’affaires du groupe TF1 ayant même diminué de 400 millions d’euros entre 2007 et 2015, du fait de la crise du marché publicitaire. A cette fin, le groupe TF1 aura donc taillé dans ses dépenses pour se concentrer sur l’essentiel, les droits les plus prestigieux pour quelques films et séries phares, ainsi que pour quelques événements incontournables (équipe de France de foot, Coupe du monde de rugby), autant de programmes qui permettent, dans un univers beaucoup plus concurrentiel, de se singulariser, et de retenir ainsi ses audiences.

A l’inverse, le groupe a abandonné les programmes trop difficiles à rentabiliser et moins essentiels au maintien des audiences (Formule 1 par exemple), faisant donc plus avec moins : le coût de grille de TF1 était de 1 milliard d’euros en 2007, il est de 994 millions d’euros en 2014 pour les quatre chaînes en clair du groupe.

Enfin, là où TF1 n’a pas souhaité se développer, notamment sur la scène internationale, le groupe a préféré se séparer de ses actifs. Il a revendu Eurosport pour près d’un milliard d’euros à l’américain Discovery (voir La REM n°30-31, p.41), ce qui évite au groupe TF1 de participer à la surenchère actuelle sur les droits sportifs, qui risque de ruiner certaines chaînes. L’opération a en revanche l’inconvénient de recentrer TF1 sur le seul marché national de la télévision en clair, donc sur un marché publicitaire limité et atone. Avec la trésorerie héritée de la vente d’Eurosoport, estimée à environ 700 millions d’euros après le reversement d’un dividende aux actionnaires en avril 2015, avec un positionnement sur le seul marché national, l’arrivée de Gilles Pélisson devrait donc être interprétée comme le début d’une nouvelle ère pour le groupe TF1, obligé désormais d’aller chercher la croissance ailleurs que sur le seul marché national de la publicité télévisée.

En fait, Nonce Paolini aura également laissé en héritage une stratégie de redéploiement pour le groupe, qui peut toutefois paraître risquée. Le 29 octobre 2015, au lendemain de l’élection de Gilles Pélisson, TF1 annonçait entrer en négociations exclusives avec le producteur Newen (Capa, TelFrance, Be Aware, 17 Juin Media), afin de « nouer un partenariat dans le domaine de la production et de la distribution de droits audiovisuels », TF1 devant prendre une participation majoritaire dans Newen.

L’annonce est très importante pour le groupe TF1 et pour le marché audiovisuel français. Concrètement, la prise de contrôle de Newen, dernier grand producteur indépendant, indique que TF1, jusqu’alors isolé sur le marché national, va finalement participer à la consolidation en cours, après les rachats opérés par Altice ou Vivendi dans une logique de convergence télécoms-médias, ou encore les opérations de rapprochement entre producteurs (voir La REM n°36, p.36). Le groupe TF1 opte donc pour la concentration verticale, ce qui lui permettra de diversifier ses revenus et de ne plus dépendre trop majoritairement du marché publicitaire.

En prenant le contrôle de Newen, une opération estimée à un peu plus de 100 millions d’euros par les experts cités dans la presse, le groupe TF1 se donne aussi les moyens d’investir dans des projets audiovisuels d’ampleur à l’heure où le contrôle des exclusivités devient stratégique. En effet, la multiplication des espaces de diffusion (TNT, mais aussi SVOD – vidéo à la demande sur abonnement -, plates-formes internet) fragilise les chaînes qui, historiquement, contrôlaient le marché audiovisuel, et renforce à l’inverse les producteurs de contenus, seuls capables de fournir aux éditeurs de chaînes et de plates-formes les moyens de se distinguer.

Le groupe TF1 investit donc un secteur stratégique, comme iTV a pu au Royaume-Uni racheter Talpa, comme aussi Netflix et Amazon peuvent le faire pour leurs services de SVOD, les deux géants américains disposant désormais de leur propre studio. Le problème, c’est que le groupe TF1 fait cet investissement en France où le contexte réglementaire dissuade les stratégies d’intégration verticale entre producteurs et diffuseurs. En effet, interrogé quelques jours après l’annonce du rapprochement entre TF1 et Newen, le président du directoire du groupe M6, Nicolas de Tavernost, excluait dans la presse toute opération similaire : « Dans la production de fiction, nous sommes bloqués par les décrets Tasca qui obligent une chaîne à confier 75 % de ses œuvres à des producteurs indépendants et à leur redonner la totalité des droits au bout de 42 mois. Nous ne rachèterons des producteurs que si les règles changent. »

A l’évidence, TF1 ne pourra donc pas alimenter ses antennes avec Newen et conserver les droits des œuvres audiovisuelles qu’il pourra commander à ses différentes filiales, sauf pour les 25 % d’œuvres audiovisuelles relevant de la production dite « dépendante », celle qu’une chaîne peut confier à une société qu’elle contrôle. Pour le reste, TF1 devra toujours se fournir en programmes auprès des autres producteurs, tous concurrents directs de Newen. C’est en effet l’une des principales conséquences des décrets Tasca que de dissuader tout rapprochement entre chaînes et producteurs puisque ces rapprochements rendent inopérante l’obligation d’investir à 75 % dans la production audiovisuelle indépendante.

Les Etats-Unis, à l’inverse, autorisent l’intégration entre networks et studios, donnant aux chaînes les moyens de contrôler leurs exclusivités et d’amortir dans le temps les programmes qu’elles financent, ce qui les incite d’ailleurs à proposer des productions exportables et compétitives. Avec la production dite indépendante, les chaînes françaises n’y ont aucun intérêt puisqu’elles perdent le bénéfice des droits d’exploitation. Elles financent donc des programmes conçus pour une première diffusion à l’attention d’un public national. Autant dire que TF1, en prenant le contrôle de Newen, anticipe très probablement un changement de la réglementation qui permettra aux chaînes de mieux contrôler les droits des programmes qu’elles financent. Et Newen, en acceptant de se faire racheter par TF1, sait qu’il va trouver auprès de ce groupe les moyens de développer des œuvres audiovisuelles ambitieuses qui lui permettront de résister à la concurrence internationale.

Le marché de la série se mondialise en effet, avec des acteurs puissants venus du nord de l’Europe, du Royaume-Uni, de Turquie, d’Israël, mettant fin à une polarisation de plus de trente ans entre productions américaines d’une part et productions nationales d’autre part. Dès lors, sauf à anticiper un changement de réglementation et à viser les marchés internationaux, TF1 n’aurait que peu d’intérêt à racheter des studios qui ne peuvent produire que pour les autres, et notamment pour France Télévisions, qui représente les deux tiers du chiffre d’affaires de Newen. Le groupe audiovisuel public s’est d’ailleurs aussitôt offusqué de cette préemption détournée d’une partie de la redevance par la première chaîne privée de France, Newen produisant Plus belle la vie sur France 3 ou encore Candice Renoir sur France 2.

France Télévisions a finalement annoncé, début décembre 2015, mettre fin à tous ses nouveaux projets avec Newen, preuve s’il en est que l’intégration entre producteurs et chaînes conduira très probablement à créer des ensembles intégrés et indépendants les uns des autres, quand les producteurs ont l’habitude aujourd’hui de travailler avec toutes les chaînes, au point parfois de transférer certains des programmes à une chaîne concurrente de celle qui en a assuré le lancement et les premières diffusions.

Le rapport de force risque donc de s’inverser à terme si la réglementation évolue, ce qui devient de plus en plus probable puisque France Télévisions s’est mis d’accord avec les principaux représentants des producteurs pour aligner ses obligations de production indépendante sur celles des chaînes privées. Ces dernières, sans le bénéfice de la redevance, sont désormais armées pour exiger un allègement des contraintes qui pèsent sur elles.

En effet, le groupe France Télévisions s’était engagé à confier à des producteurs indépendants 95 % du montant que le groupe investit chaque année dans la production audiovisuelle, les 5 % restants étant dévolus à MFP (Multimédia France Productions), la filiale de production du groupe audiovisuel. Avec l’arrivée de Delphine Ernotte à la tête de France Télévisions fin août 2015, ce pourcentage avait été aussitôt pointé comme un frein majeur au développement des recettes commerciales de France Télévisions (voir La REM n°36, p.33).

Le 10 décembre 2015, France Télévisions annonçait avoir trouvé un nouvel accord avec les producteurs : la part de production dépendante du groupe audiovisuel public passe de 5 à 25 %, s’alignant sur celle de TF1 et de M6, les syndicats de producteurs ayant obtenu comme contrepartie que France Télévisions s’engage à maintenir inchangée la part de son chiffre d’affaires consacrée à la production audiovisuelle, à savoir 20 % par an et un minimum de 400 millions d’euros par an, ce qui est bien supérieur aux obligations des décrets Tasca. Enfin, sur les 25 % de production dépendante, le groupe France Télévisions s’est engagé à en confier la moitié à des producteurs externes, tout en conservant les droits des programmes financés.

Sources :

  • « Fiction : la main tendue de Lagardère et Newen aux télévisions », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 7 juillet 2015. 
  • « Les cinq défis du futur patron de TF1 », Marina Alcazar et Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 octobre 2015. 
  • « Gilles Pélisson, nouveau patron de TF1, arrive dans un contexte difficile », Marina Alcazar, Les Echos, 29 octobre 2015. 
  • « Le groupe TF1 change de capitaine pour un nouvel élan », Caroline Sallé et Enguérand Renault, Le Figaro, 29 octobre 2015. 
  • « TF1 fait une entrée remarquée dans la production audiovisuelle », Nicolas Madelaine, Les Echos, 30 octobre 2015. 
  • « TF1 acquiert le producteur de « Plus belle la vie » », Caroline Sallé, Le Figaro, 30 octobre 2015. 
  • « Tavernost : « Les bonnes audiences ont fait grimper les recettes publicitaires du groupe M6 » », Enguérand Renault, Le Figaro4 novembre 2015.
  • « Les représentants des producteurs fustigent Newen », Marina Alcazar, Les Echos, 4 décembre 2015. 
  • « France Télévisions et les producteurs se mettent d’accord sur le partage des droits », Marina Alcazar, Les Echos14 décembre 2015.
  • « Les producteurs espèrent que TF1 et M6 suivront l’exemple de France Télévisions », interview de Thomas Anargyos, président de l’USPA, par Enguérand Renault, Le Figaro, 21 décembre 2015. 

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