NationBuilder : le big data et les campagnes électorales

En France comme aux États-Unis, les campagnes électorales auront été marquées, en 2016 et 2017, par l’entrée en lice du big data. Plusieurs semaines après l’élection de Barack Obama, en novembre 2008, Joe Trippi qui était le conseiller du candidat démocrate Howard Dean en 2004, déclarait : « Avec ces nouveaux outils, les choses ont radicalement changé. » Ariana Huffington, fondatrice du célèbre HuffPost, allait plus loin : « Sans internet, Obama ne serait pas président. » Mais dix ans plus tard, à l’occasion des campagnes présidentielles de 2016-2017, aux États-Unis comme en France, une nouvelle étape était franchie : grâce à des algorithmes puissants, capables de traiter des multitudes de données, les candidats disposaient de suites logicielles qui leur offraient un secours quasiment indispensable pour le pilotage de leur campagne.

En 2008, Obama avait utilisé pour la première fois le logiciel Blue State Digital, non seulement pour collecter des fonds, mais également pour faire connaître l’intégralité de son programme. La plate-forme fut adoptée en 2012 par François Hollande, en 2014 par Anne Hidalgo et en 2016 par Bernie Sanders. Le logiciel NationBuilder va beaucoup plus loin : il permet tout à la fois de gérer un site web, de collecter des dons en ligne et de multiplier les contacts avec les internautes, grâce à l’envoi systématique de SMS ou de courriels. Adopté pour la première fois en France par Patrick Mennucci, à l’occasion des municipales de Marseille en 2013, cette suite logicielle, sorte de Sim City dans la vie politique, véritable couteau suisse, « tout-en-un », sera-t-elle l’arme secrète dès 2016, de Donald Trump aux États-Unis, et de Jean-Luc Mélenchon ainsi que de tous les candidats de la droite et du centre en France ?

NationBuilder appartient à la famille de ce que l’on nomme Content Management System (CMS) : en français, un système de gestion de contenus. S’il fascine à ce point les candidats à une élection et leurs conseillers, c’est parce qu’il n’est pas un logiciel comme les autres : conçu à Los Angeles en 2009 par un artisan du numérique, Jim Jilliam, cette suite logicielle est une boîte à outils qui permet non seulement de mettre à jour continûment le site web d’un candidat, mais également de s’adresser de façon personnalisée aux électeurs, qu’ils lui soient acquis indéfectiblement ou parfaitement indécis, à la façon dont les experts du marketing se veulent gestionnaires de la « relation client » au service d’une marque.

UN CIBLAGE DES ÉLECTEURS QUI REMONTE AUX PREMIERS TEMPS DE LA DÉMOCRATIE ÉLECTIVE

Qu’ils voient dans cette plate-forme « tout-en-un » un vulgaire outil de marketing ou, à l’inverse, le moyen de donner un nouveau souffle au débat démocratique, les technophiles et les technophobes sont au moins d’accord sur un point : avec NationBuilder comme premier de cordée, la famille des systèmes de gestion de contenus, toujours plus étendue, aura engagé les relations entre gouvernants et gouvernés, en 2016-2017, dans une voie sans retour.

Les dévots de l’internet au même titre que ses contempteurs, qu’ils voient dans les nouveaux outils numériques une chance ou une menace pour la démocratie, s’inclinent avec le même fatalisme devant une avancée décisive dans la voie de la modernité ou du professionnalisme de ce qu’ils appellent la communication politique. Pareillement résignés selon l’apparence, ils semblent oublier que les outils numériques, en tant que techniques, ne valent que par l’usage qui en est fait, qu’ils sont à la fois une arme pour les faibles et un instrument pour les tyrans, offrant dans le même temps à ceux-là une chance d’avoir voix au chapitre et à ceux-ci un moyen supplémentaire pour accroître leur emprise sur leurs concitoyens.

Que représente NationBuilder pour la vie politique : une impasse ou un cadeau du ciel ? Ni l’un ni l’autre mais la continuation, avec les moyens du big data, d’un ciblage des électeurs qui remonte aux premiers temps de la démocratie élective. Comme le rappelait récemment Anaïs Thériot, auteur d’une thèse sur le militantisme en ligne, une circulaire du ministère de l’intérieur de 1820 ne recommandait-elle pas déjà aux préfets de classer les électeurs selon leurs opinions afin d’évaluer leur « probabilité de vote » ? Les outils nés avec l’internet et le numérique ont simplement permis la sophistication d’une tactique électorale dont NationBuilder et consorts, avec le traitement de mégadonnées par des algorithmes superpuisants, constituent désormais la forme la plus achevée, une arme censément absolue que tous les candidats rêveraient de détenir en même temps qu’ils voudraient la tenir secrète aux yeux de leurs électeurs.

L’internet est devenu l’allié des candidats à une élection présidentielle française en 2002 : ils déposaient alors, comme une lettre à la poste, les différents documents de campagne à leurs sympathisants présumés, sans aucune distinction. En 2007, à l’occasion de l’élection suivante, les blogs et les sites web avaient reçu leurs lettres de noblesse et s’adressaient chacun à une catégorie clairement identifiée du corps électoral. Alors que les chaînes d’information en continu retenaient quasiment seules, en 2012, l’attention des candidats et des commentateurs les plus connus, les réseaux dits sociaux, Twitter et Facebook notamment, permettaient d’aller plus loin dans le ciblage des messages partisans, nourrissant ainsi l’illusion d’une plus grande proximité avec les électeurs.

LES MOYENS ET LES FORMES DE LA COMMUNICATION FINISSENT TOUJOURS PAR SE COMPLÉTER

Au regard de l’histoire récente des campagnes électorales, les perfectionnements successifs des technologies numériques, font d’elles non plus une maîtresse, certes, mais la servante de candidats soucieux de s’adresser d’abord à leurs seuls partisans avant de s’efforcer de convaincre ceux qui seraient tentés, selon eux, de les joindre.

Désormais personnalisée, réactive, interactive, inventive, la communication politique ne serait-elle plus, à l’ère du big data, qu’un porte-à-porte virtuel ? Selon l’une de ces ironies dont l’histoire a le secret, le numérique ne permettrait-il pas de retrouver, à grande échelle, avec le face-à-face, l’entre-soi des partisans ou des presque conquis, les réunions sous le préau des écoles, les libelles et les gazettes qui précédaient les journaux du XIXe siècle ? L’histoire nous l’enseigne : après s’être concurrencés plus ou moins brutalement, les moyens et les formes de la communication finissent toujours par se compléter, chacun faisant aussi bien que possible ce qu’il sait faire de mieux. NationBuilder, à la fois moyen et forme de communication au service des hommes politiques, ne déroge pas à la règle. En faisant une irruption spectaculaire dans les campagnes électorales de 2016, il souligne la rudesse ou l’âpreté de la concurrence à laquelle se livrent les différents médias, en même temps que les efforts de chacun pour jouer de ses atouts et surmonter ses handicaps.

Dans toute élection, le jeu, du côté des médias, se joue désormais à quatre : les chaînes généralistes, tombées de leur piédestal qui n’ont certes pas perdu la partie, contrairement à une idée reçue ; les chaînes d’information en continu, qui font se succéder à un rythme effréné les candidats et leurs déclarations ; les outils numériques, dont la sophistication emprisonne toujours davantage chacun des électeurs dans sa tribu, sa communauté ou sa « bulle ». De leur côté, les journaux imprimés, suivis ou précédés par leurs sites web, espèrent tirer leur épingle du jeu en s’efforçant d’aller plus loin dans l’interprétation et les commentaires.

Aucun média ne manque à l’appel lancé par les candidats et leurs électeurs : après la radio, avec Franklin Roosevelt en 1932, la télévision avec John Kennedy en 1960, les sites web en 2002-2004, les systèmes de gestion de contenus depuis 2016, tous alliés-rivaux d’une presse imprimée qui cultive plus ou moins habilement sa différence. Le dernier-né, depuis l’élection de Roosevelt en 1932, a toujours bénéficié des faveurs des candidats et des commentateurs de la vie politique. De chacun d’eux, on a toujours surestimé le pouvoir, pour gagner la confiance des électeurs ou pour la perdre, jusqu’à la démonstration, quelques mois plus tard, chiffres et arguments à l’appui, sinon du contraire, du moins d’une revue à la baisse de la puissance de persuasion des différents médias.

Aucun média, jamais, à lui seul, n’a « fait » une élection : ni la télévision lors de la campagne américaine de 1960, ni l’internet pour l’élection d’Obama de 2008 ou les révoltes du monde arabe après 2010. Les outils numériques de 2016 subiront, sans nul doute possible, le même sort : considérés comme une arme indispensable, décisive pour l’issue de la bataille, ils se banaliseront, comme tous leurs prédécesseurs, par l’usage autant que par l’usure.

Les questions, alors, ne manquent pas de surgir : la compétition entre les moyens d’informer ou de convaincre, leur sophistication accrue grâce aux mégadonnées et à leur traitement constituent-elles un atout pour la participation des citoyens à la vie politique ? Un moyen de combler le fossé qui se creuse entre les gouvernants et les gouvernés, entre ce que d’aucuns appellent le peuple et les élites ? Un avantage décisif pour la richesse et la vitalité du débat démocratique ? Le seul examen de l’arrivée d’outils permettant aux candidats à une élection de gérer tout à la fois un site web, un outil de dons en ligne et une base de « contacts » identifiés ne permet assurément pas de répondre à ces questions de façon aussi tranchée qu’on le voudrait. Une chose est sûre : la possibilité désormais offerte de s’adresser non plus à leur électorat dans son ensemble, mais à chacune de ses multiples composantes en particulier, éloigne de la citoyenneté, de ce sentiment de valeurs ou d’intérêts partagés par les membres de la cité, et condamne chacun aux replis fatidiques et faussement confortables de l’entre-soi.

DANS CETTE COMPÉTITION, CHACUN DES MÉDIAS EST POUSSÉ À LA SURENCHÈRE

Pour l’heure, il y a plus grave : dans cette compétition, toujours plus rude à mesure que l’on s’approche du jour J, chacun des médias est poussé à la surenchère. Non content de tirer parti de ses atouts face à des concurrents, ce qu’il fait valoir avec ostentation, chacun s’épuise en se distinguant des autres en leur empruntant le pire plus souvent que le meilleur. Les médias traditionnels, les journaux imprimés et les chaînes généralistes ne sont plus les ténors de l’information. Ils feignent de précéder alors qu’ils suivent le plus souvent les chaînes d’information en continu, qui elles-mêmes se font immanquablement l’écho de ce qu’elles retiennent des conversations recueillies auprès des réseaux sociaux qui ne distinguent guère les ragots des informations. Chacun prétend faire de la politique autrement, mais tous puisent sans le dire dans le puits sans fond, aux deux sens du terme, de réseaux plus ou moins clos qui sont censés recueillir les paroles libérées des « vrais gens », de ce que d’aucuns appellent le peuple.

Amer, le fruit de la compétition dont les réseaux sociaux sont les vainqueurs, pour les électeurs comme pour les médias « traditionnels », n’est autre que cette hystérisation de la politique qui privilégie les paroles données, les postures, les commentaires malveillants, les lynchages délibérés qui dévaluent la politique elle-même, au-delà des hommes qui l’incarnent. Entraînés dans une sorte d’emballement et de surenchère par rapport aux réseaux sociaux, les grands médias d’information, tenus encore pour des ténors, hystérisent les oppositions entre les extrémismes et les partis traditionnels, entre les minorités qui se disent abandonnées et les majorités prétendument silencieuses.

À L’ENCONTRE DES MÉDIAS, ON PEUT DÉSORMAIS COMPTER SUR LES MISES EN GARDE DE L’OPINION DOMINANTE

La prime est accordée aux passions mauvaises plutôt qu’aux discussions argumentées, sur fond d’actu-fictions ou docu-fictions sur les grandes chaînes de télévision ou de débats désordonnés et agressifs. Les enquêtes se veulent rassurantes : les électeurs ne sont pas dupes. En accusant les politiques de faire de la « com », ils dénoncent, au-delà de l’usage censément habile des médias, leur silence sur les difficultés du moment, faute de remèdes pour les vaincre. On peut aussi compter sur cet effet inattendu et heureux : c’est à l’instant même où l’on prête à un média un certain pouvoir qu’il se heurte à un antidote, comme si l’on s’immunisait contre un poison.
À l’encontre des médias, nés avec le numérique et l’internet, on peut désormais compter sur les mises en garde de l’opinion dominante. La littérature de l’été 2016, en l’occurrence, apporte une contribution décisive à la formulation des chefs d’accusation retenus à l’encontre des outils du réseau des réseaux. Après que Marc Dugain eut dénoncé la fin de la vie privée et la « dictature invisible du numérique » dans un roman intitulé L’homme nu, Maël Renouard estimait, dans ses Fragments d’une mémoire infinie, que les réseaux sociaux de l’internet mettaient fin à « la persistance […] d’un obscur instinct de méchanceté, […] à coup d’injures, joies mauvaises, goût malsain du lynchage ».

Ce fut également à la faveur de son roman Où la lumière s’effondre que Guillaume Sire met en scène un magnat de la Silicon Valley se retournant contre son invention en rassemblant une armée pour détruite l’internet. Et de s’interroger : « Que deviendrait le monde sans Internet ? » Puissent les discours de défiance ainsi répandus sur internet et le numérique prémunir nos démocraties, demain, contre les mauvais usages qui, trop souvent encore, en sont faits. Et empêcher du même coup les politiques de pratiquer demain l’esquive, d’éviter les sujets qui inquiètent l’opinion en même temps qu’ils la divisent, comme les candidats sont encore trop souvent tentés de le faire. Sans jamais prêter aux outils de communication, quels qu’ils soient, des pouvoirs ou des vertus qu’ils n’ont pas, puissent les acteurs ou les commentateurs de la vie politique, les uns comme les autres, ne pas dévaloriser celle-ci, en la vidant de sa substance, en la privant de qui fait sa noblesse et son impérieuse nécessité.

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